Carla Bhem (Emmanuelle Devos) est malentendante. Employée comme secrétaire à tout faire d'une importante société de constructions immobilières, elle cache soigneusement cette infirmité à son entourage. Elle peut, de la sorte, percevoir les moqueries de ses coéquipiers en lisant sur leurs lèvres. Son patron lui propose un jour d'embaucher quelqu'un pour la seconder. C'est Paul Angéli (Vincent Cassel) qui se présente. Il est menteur, totalement inexpérimenté et sort de Fleury Mérogis. Pourtant, Carla, solitaire, s'attache à lui et tient à le garder. Mais d'anciens créanciers se manifestent auprès de Paul et, pour rembourser une dette, celui-ci est contraint de travailler dans la boîte de nuit d'un truand, Marchand (Olivier Gourmet).
Le moins que l'on puisse dire est que cette œuvre ne joue pas la carte du brillant ou du spectaculaire. Ce n'est pas la moindre de ses qualités. Les deux personnages principaux, à la fois antagonistes et complémentaires, autour desquels se construit le scénario, sont deux êtres rejetés par la vie, par les autres, et condamnés à se recroqueviller dans un isolement qui confine à l'autisme. Carla (extraordinaire Emmanuelle Devos, vibrante de désirs soigneusement enfouis et de rêves inavoués) est la souffre douleur de ses collègues. Sa timidité, son handicap et sa beauté médiocre réduisent sa vie sociale à n'être que la baby-sitter de son amie Annie (Olivia Bonamy), superbe et sexuellement comblée. Quant à Paul, ce n'est guère plus éclatant. Muré derrière un masque de rigidité glacée, il est une sorte de zombie qui trouve à peine la force de mentir pour échapper à l'état de sans-abri qui le guette. Les types mêmes des anti-héros.
A partir de ces deux médiocres qui semblent irrémédiablement réduits à ramer dans un néant bourbeux, à travers des dialogues en adéquation avec ces personnages, c'est-à-dire frustes et réduits au strict minimum, par le biais d'une histoire simple, pour ne pas dire rachitique, Jacques Audiard réussit le tour de force de nous séduire et de provoquer, à coups de nuances discrètes, de suggestions visuelles, une émotion qui se gonfle graduellement, lentement, jusqu'à la fin. Parce qu'il privilégie sans cesse le fond, le ressort psychologique, même lorsque l'action (si l'on peut dire) s'emballe et approche du point de rupture. Parce qu'il aime manifestement ces deux laissés pour compte, mais aussi les personnages secondaires qui leur ressemblent, (le mystérieux contrôleur judiciaire Masson (Olivier Perrier)).
"Sur mes lèvres" est une oeuvre qui demande, pour être appréciée et aimée, une attentive complicité du spectateur, une suspension de la soif de spectaculaire pour qu'une attitude de compassion trouve sa place. Alors, avec le temps, naît l'attachement inéluctable pour ces deux futurs noyés qui découvrent une bouée de sauvetage et, du même coup, la capacité de manipuler l'autre. La mise en scène, à la fois sobre et inspirée, privilégie les gros plans, comme si la perception cognitive que Carla a du monde extérieur, se concentrait sur une partie des visages. Et si une partie du film tire un peu en longueur par manque de matière scénaristique, l'œuvre est toujours emplie de substance émotionnelle, subtilement déposée par petites touches pointillistes.
Bernard Sellier