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Drôle de drame,
     1937, 
 
de : Marcel  Carné, 
 
  avec : Michel Simon, Louis Jouvet, Françoise Rosay, Jean-Pierre Aumont, Nadine Vogel, Henri Guisol, Jean Marais, Jean-Louis Barrault,
 
Musique : Maurice Jaubert


   
L'évêque rigoriste Archibald Soper (Louis Jouvet) condamne en public l'écrivain Felix Chapel, coupable, à ses yeux, d'avoir écrit un ouvrage démoniaque, "Le crime modèle". Parmi les rares auditeurs, se trouve le cousin de l'homme d'église, un botaniste réputé : Irwin Molyneux (Michel Simon). Soper se fait inviter par lui à souper. Malheureusement, pendant ce temps, les deux serviteurs de Margaret Molyneux (Françoise Rosay) quittent le service pour ne plus revenir. Désemparée, n'osant avouer qu'elle est désormais sans domestiques, Margaret se dissimule à la cuisine pour préparer les petits plats de l'évâque. Devant le trouble d'Irwin, Soper se persuade peu à peu que son cousin a assassiné son épouse. D'autant plus que la présence au domicile d'une jeune servante fort belle, Eva (Nadine Vogel) n'est pas faite pour diminuer les soupçons... 
 
   Grand classique parmi les classiques ! Qui peut oublier le "Bizarre, bizarre... J'ai dit bizarre ?... C'est étrange !..." lancé par un Jouvet plus sinistre que jamais et aussi raide que la justice. Bien sûr, l'oeuvre est particulièrement datée, tant par les réactions morales des personnages que par le jeu de certains acteurs (Jean-Louis Barrault, en particulier !). Mais l'ensemble relève d'un tel délire créatif, boursouflé, jouissif, que les excès, quels qu'ils soient, participent au plaisir gourmand que l'on éprouve à revoir cette histoire extravagante. L'intrigue, sous ses apparences absurdes, est aussi malicieuse qu'intelligente. Chaque protagoniste, du plus important au plus infime, se voit délicieusement croqué en quelques secondes, et devient immédiatement mémorable. Qu'il s'agisse d'une apparition de quelques instants (le mini gardien de prison (Sinoël) ; le Chinois endormi assommant les passants pour composer le bouquet de fleurs réclamé par son patron ; la chanteuse des rues (Agnès Capri), égrénant ses couplets vengeurs...), ou de compositions plus étoffées (Buffington (Henri Guisol), le journaliste dormeur ; la Tante McPhearson (Jeanne Lory), cherchant toutes les cinq minutes son chien mort depuis des années... ), chaque figure imprime, dès son irruption sur l'écran, sa marque originale dans le souvenir. 
 
   Quant aux personnalités majeures, elles sont un pur régal. Chacune visite une octave particulière de la psychologie humaine. Le verbe cassant, l'hypocrisie hautaine et l'orgueil glaçant de Monseigneur Soper se télescopent délicieusement avec les bredouillages confus d'un Michel Simon aussi tremblant qu'effarouché, dont le seul plaisir est de contempler ses mimosas ou de fournir des mouches à ses plantes carnivores. La vanité de Margaret fond devant les déclarations vibrantes de William Kramps (Jean-Louis Barrault), vélocipédiste et tueur de bouchers, tandis que la pudeur d'Eva se voit dissoute par les envolées incandescentes de Billy (Jean-Pierre Aumont), livreur de lait, amoureux lunaire, et conteur intarissable. La foule, capable de changer trois fois en cinq minutes de cible à exécuter, compose un personnage à part entière, symbolisant, dans sa versatilité agressive, la bêtise et la cruauté humaines. Le scénario ne verse jamais dans le drame, comme ce sera le cas dans le génial "Panique" de Julien Duvivier, qui verra Michel Simon à nouveau victime innocente. Il n'empêche que, sous ses dehors de farce permanente, l'histoire présente dissèque avec sécheresse le mécanisme de la rumeur et de la calomnie. Ou comment fabriquer, en quelques échanges verbaux, une montagne à partir de vent !  
 
   Des figures burlesques, déjantées, rêveuses, des dialogues qui mêlent prosaïsme et poésie, jonglent habilement avec les mots, une folie et un délire communicatifs... Décidément, la délectation est toujours au rendez-vous !
   
Bernard Sellier