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Le temps de l'innocence,
      (The age of innocence),    1993, 
 
de : Martin  Scorcese, 
 
  avec : Daniel Day-Lewis, Michelle Pfeiffer, Winona Ryder, Alexis Smith, Geraldine Chaplin, Alec McCowen, Jonathan Pryce,
 
Musique :  Elmer Bernstein, Charles Gounod, Enya

   
   
1870, dans la haute société New-Yorkaise. Une union est prévue entre un brillant avocat, Newland Archer (Daniel Day-Lewis), et une charmante jeune fille, May Welland (Winona Ryder). Sa cousine, Ellen Olenska (Michelle Pfeiffer), récemment revenue d'Europe, après avoir quitté un mari odieux, est reçue avec d'autant plus de froideur par les tenants du conformisme, que son comportement, franc et libre, dérange l'hypocrisie ambiante. Elle souhaite obtenir le divorce.  
 
   Juste après «Les Affranchis» et «Les nerfs à vif», Scorcese change radicalement de genre, abandonnant le monde des règlements de compte à coups de flingue pour les salons mondains et les échanges verbaux à fleurets (plus ou moins) mouchetés. Cet univers ripoliné lui convient d'ailleurs aussi bien que celui des mafiosi. Avec l'élégance qui le caractérise, il nous offre de somptueuses scènes qui ne sont pas sans évoquer les réalisations de James Ivory. Cette plongée en apnée dans la haute société américaine d'il y a un siècle et demi ne s'opère cependant pas sans générer une certaine asphyxie. La difficulté majeure que l'on rencontre dans la représentation fidèle d'un tel cocon momifié, ne livrant à l'extérieur qu'une chape de bonnes manières et d'hypocrisies moelleuses, est de respecter l'absence d'aspérités, de survoler, sans faire de vagues, cette étendue d'eau faussement étale. Martin Scorcese observe cet impératif avec un raffinement distingué, un respect absolu de l'authenticité... qui ne sont pas sans générer, pendant une grande partie du film, un ennui tout aussi policé. L'ajout d'un commentaire en voix off ajoute encore à cette impression de voyager dans le temps, et de contempler, en observateur invisible, un microcosme desséché par les siècles, quasiment mort. Il est banal de dire que tout évolue trop vite aujourd'hui, qu'il est difficile, voire impossible, pour nombre de personnes, de suivre l'évolution des techniques et des comportements. Ici, c'est radicalement l'inverse. Il ne saurait être question de faire évoluer les convenances, les opinions, ne serait-ce que d'un millimètre. Cette obstination rétrograde rappellera sans doute, à ceux qui ont lu la série de «L'Initié», en particulier «L'Initié dans le Nouveau Monde», les jouissives exhortations transmises par Justin Moreward Haig à ses élèves ou connaissances. 
 
   Au milieu de ces personnages figés, qui débitent des kilomètres de banalités, qui exhalent des myriades de calomnies feutrées, qui se retrouvent, chaque saison, à l'Opéra, pour écouter la même oeuvre («Faust» de Charles Gounod, comme par hasard...), Ellen Olenska arbore sans peine la clarté d'un soleil. Mais il est bien connu que les ombres supportent difficilement le feu des étoiles. Ecartelée entre son impulsion profonde pour la liberté, son amour pour sa famille, et sa noblesse d'âme élevée, elle ne peut que s'éteindre progressivement au milieu de cette sphère moribonde. 
 
   Et le miracle arrive enfin. Après une longue phase d'indifférence, qui, malgré la remarquable incarnation des protagonistes, finit par poser une chape de plomb sur la narration, le spectateur pénètre enfin dans la souffrance de ces êtres, d'autant plus suffocante qu'elle a toujours été voilée par un masque de complaisance. Tandis que la narration finale survole les décennies en exposant le parcours vital de Newland, May et leurs enfants, une prise de conscience poignante s'opère, et l'oeuvre apparaît soudain comme un opéra tragique et magnifique du renoncement. Daniel Day-Lewis, tout en retenue et en expressivité sobre, est impérial.
   
Bernard Sellier