Mort à Venise, film de Luchino Visconti, commentaire

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Mort à Venise,
     (Morte a Venezia),     1971, 
 
de : Luchino  Visconti, 
 
  avec : Dirk Bogarde, Romolo Valli, Marisa Berenson, Nora Ricci, Mark Burns, Silvana Mangano, Bjorn Andresen,
 
Musique : Gustav Mahler, Franz Lehar, Ludwig van Beethoven, Modeste Mussorgsky

   
 
À la suite d'un accident cardiaque, Gustav von Aschenbach (Dirk Bogarde), compositeur controversé, arrive à Venise afin de prendre du repos. Il descend au luxueux Hôtel des Bains, où il est reçu comme un Prince. Mais l'enthousiasme est absent. Il fait très chaud, le sirocco n'arrête pas de souffler et la solitude est grande. Il remarque un jour une famille Polonaise. La mère, aristocrate au port impérial (Silvana Mangano) confie tout au long de la journée ses trois filles et son fils, Tadzio (Bjorn Andresen) à une nurse, n'apparaissant que pour les repas. Aschenbach est fasciné par le jeune garçon dont la beauté le trouble profondément. Incapable de supporter cette présence, il décide de rentrer précipitamment à Munich. Mais le destin en décidera autrement... 
 
 Le souvenir que j'avais gardé de ce film était d'abord une osmose exceptionnelle des images et de la musique. L'adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, rendu célèbre par le film, d'ailleurs, est à l'unisson de l'oeuvre : d'une beauté sombre qui chavire le coeur. Quel dommage, soit dit en passant, que la parution en DVD ne nous ait pas gratifié d'une remastérisation en 5.1, qui aurait ouvert l'espace à ces envolées sublimes... 
 
 Au premier abord, on pourrait estimer (et beaucoup de spectateurs ne s'en privent sûrement pas !), qu'il ne se passe rien ! C'est vrai ! Peu de films sont fondés sur une trame aussi mince, sur des développements aussi rachitiques, ascétiques. Les événements, rebondissements, noeuds majeurs ou mineurs qui, théoriquement, doivent scander la vie rythmique de tout scénario, sont ici quasiment absents. Ce ne sont que rituels de richissimes désoeuvrés : petit déjeuner, repas, repos sur la plage, déambulations dans Venise. Paradoxalement, s'il nous était demandé de supprimer les séquences superflues, peut-être serait-ce mission impossible, tant chaque scène est habitée par un souffle intime, une évidence absolue, une vie cachée, mais toujours perceptible. Tant chaque plan participe, dans son apparente platitude, à la constitution d'une atmosphère unique, hypnotique, d'un monde autarcique subjuguant, quasiment en apesanteur ! Loin de contempler un encéphalogramme plat, nous sommes transpercés, bouleversés, à chaque instant, par les remous, les tempêtes intérieures, les éruptions volcaniques qui affleurent, émergent, jaillissent d'un regard, d'un sourire, d'une moue, d'un geste... Ce bouillonnement intérieur, qui semble occuper tout l'espace, malgré l'omniprésence visuelle d'une superficialité générale, vestimentaire (ah ! les chapeaux... !) que gestuelle, naît d'un seul personnage. Mais quel homme, et, surtout, quel acteur !  
 
 L'œuvre doit une grande part de son charme magique à Dirk Bogarde, prodigieux d'ambiguité, de naturel, de maniérisme, de préciosité, de rigidité physique et psychologique. Tandis que, dans "Le Guépard", le réalisateur, toujours fasciné par la décadence ou la déchéance (voir "Ludwig" ou le sulfureux "Les Damnés"), se focalisait sur une caste aristocratique, il concentre ici sa peinture sur un être solitaire. Mais, à travers Aschenbach le compositeur, il aborde les sujets universels de la beauté, de l'inspiration. Quelles sont-elles pour l'artiste ? Quelles sont-elles pour l'être humain incarné ? De courtes (et rares) conversations entre Gustav et son ami Alfred (Mark Burns), nous éclairent quelque peu sur les conceptions rigoristes du compositeur et, par voie de conséquence, sur les causes de la souffrance qui le ronge. L'artiste ne doit pas être ambigu : or Tadzio, qui le fascine, est le type même de l'être androgyne ! La pureté doit être atteinte dans la vie comme dans les oeuvres composées : or la beauté charnelle ne peut être appréhendée, contemplée, touchée, sans que la souillure s'installe (Venise, la belle, est elle-même infestée par le choléra...). D'ailleurs, le comportement du jeune garçon, espiègle, jouant de sa séduction dont il est conscient, n'est-elle pas un appel démoniaque, qui revêt la forme illusoire, trompeuse, de la perfection divine ? La beauté ne peut être qu'un enchevêtrement de joie et de souffrance. Une délectable nourriture empoisonnée. Observez le visage de Dirk Bogarde, lorsqu'il vient de croiser, pour la première fois, Tadzio à quelques centimètres de distance. Il éclate de toute la tristesse du monde ! Quant à la vision finale de ce sourire énigmatique qui éclaire le visage blafard sur lequel coule la teinture capillaire noire, de ces mains tremblantes qui se tendent une dernière fois vers l'inaccessible, elle est un moment inoubliable. 
 
 Pour qui parvient à demeurer, tout au long de ces deux heures, en état de réceptivité, de contemplation, de compassion vraie, pour qui parvient à faire taire ses désirs ou attentes, l'oeuvre de Visconti, merveille de sensibilité, de pudeur, et de beauté mélancolique, permet d'approcher l'état de Grâce...
   
Bernard Sellier