The underground railroad, saison 1, de B. Jenkins, commentaire

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The underground railroad,
     saison 1,     2021, 
 
de : Barry  Jenkins, 
 
  avec : Thuso Mbedu, Chase Dillon, Joel Edgerton, Aaron Pierre, Amber Gray, Peter Mullan,
 
Musique : Nicholas Britell, Claude Debussy


 
Ne pas lire avant d'avoir vu la série

 
La Géorgie. Dans la grande plantation de coton dirigée d'une main de fer par Terrance Randall (Benjamin Walker), survivent tant bien que mal Cora (Thuso Mbedu), abandonnée par sa mère Mabel (Sheila Atim) alors qu'elle était bébé, et Caesar (Aaron Pierre). Celui-ci rêve de s'enfuir, mais Cora hésite. L'exécution barbare d'un esclave noir fugitif retrouvé par le chasseur Arnold Ridgeway (Joel Edgerton) convainc Cora. Caesar et elle s'enfuient en prenant un train qui circule sous terre... 

 La seule lecture du titre de cette série plus qu'insolite et le bref résumé ci-dessus ont de quoi interpeller tout spectateur, même s'il n'est pas prisonnier d'un esprit cartésien. La découverte de cette histoire surprend d'autant plus que rien, dans le long premier épisode, ne laisse soupçonner une évolution aussi radicale du récit. Les soixante dix minutes du pilote sont consacrées à la survie des esclaves et aux abominations auxquelles se livrent des propriétaires terriens pour lesquels le sadisme et la sauvagerie sont un mode de vie revendiqué. Le spectateur est plongé dans un cauchemar qui rappelle les épouvantables peintures récentes qui ont été conçues par Steve McQueen («12 years a slave»), Gerard Bush («Antebellum») ou encore Quentin Tarentino («Django unchained»). Après avoir souffert, durant plus d'une heure, le martyre des esclaves, rien ne nous préparait à la soudaine descente sous terre et à l'embarquement à bord d'un train «de la liberté», pas si fantôme que cela même s'il est symbolique, qui dessert différents états, ainsi qu'au basculement radical qui en résulte.  

 Nous nous retrouvons donc en Caroline du Sud, dans ce qui semble être une situation idyllique. La charmante miss Lucy (Megan Boone) apprend à lire aux noirs et le charmant docteur Campbell (Scott Poythress) semble préparer un projet altruiste. Mais que cachent ces dispositions qui vont à l'encontre de toutes les règles sociales en vigueur à cette époque dans le Sud profond ? Rien de positif, cela va de soi. Avec le chapitre 3, et l'arrivée malencontreuse en Caroline du Nord, pour cause d'obstruction du tunnel, nouvelle atmosphère totalement différente. Cora se retrouve hébergée en secret dans le grenier de Martin (Damon Herriman) en compagnie de la toute jeune Grace (Mychal-Bella Bowman). Envolés les fastes et les attitudes apparemment généreuses de Caroline du Sud. Ici, les noirs sont interdits de séjour et les rares représentants sont immédiatement exécutés. 
 
 Ces incessants changements de registres ne manquent pas de déstabiliser le spectateur mais c'est sans conteste leur but premier. Le réalisme le plus brutal, le plus cru, côtoie en permanence un imaginaire libéré de toute sujétion à la vraisemblance et à l'historicité. Cette juxtaposition incessante des extrêmes se retrouve aussi sur le plan visuel, alors que les formats oscillent entre 16/9 et 2,35 quelquefois dans le même épisode. Les images superbes des réceptions mondaines, des champs de coton écrasés de soleil voisinent avec les atrocités commises sur les esclaves, les nuits sombres qui dissimulent les fuyards, et le tunnel obscur qui est censé les conduire à la liberté. Sans cesse écartelé entre ces séquences antagonistes, entre ces esthétiques opposées, emporté par un fantastique dont la teneur n'empiète heureusement jamais sur l'évolution des personnages et la teneur des messages, le spectateur ne sait jamais ce que les minutes suivantes lui réservent.

 La construction dramatique réserve elle aussi quelques surprises. D'abord par l'étirement de certains passages, comme par exemple l'interminable périple d'Arnold Ridgeway avec ses deux prisonniers, Jasper (Calvin Leon Smith) et Cora, à travers le Tennessee, la première moitié de l'épisode 8 dans l'Indiana, ou encore les discours fleuve de l'épisode 9. Ensuite par des retours en arrière inattendus. C'est le cas de l'épisode 7, très court (19'), qui, on ne sait trop pourquoi, revisite le sort de Grace, abandonnée dans une maison en flammes à la fin du chapitre 3. Très surprenant aussi, le fait que seuls trois personnages occupent l'intégralité des dix épisodes, ce qui est fort rare. À savoir Cora, bien sûr, mais aussi Arnold Ridgeway, le chasseur d'esclaves révoltés, et surtout le plus ambigu de tous, le petit Homer (Chase Dillon), âgé de 10 ans, incarnation du collaborateur assumé, toujours coiffé de son chapeau et vêtu d'un élégant costume, qui, bien que libéré de sa condition d'esclave par Ridgeway, partage avec conviction la mission de ce dernier et se montre intraitable avec ses frères et soeurs de couleur. Une apparition récurrente dans les dix épisodes, qui, malgré sa brièveté, marque à chaque fois profondément le spectateur. Ensuite, le personnage le plus fréquemment rencontré est monsieur Royal (William Jackson Harper), présent dans seulement 4 épisodes ! Cette particularité renforce encore l'impression que les différentes étapes de Cora symbolisent à chaque fois une immersion dans un monde nouveau, même si le fil du racisme et de la ségrégation, qui lui a été attaché dès sa naissance, n'est jamais totalement rompu. 

  Cette série présente aux spectateurs des facettes très diverses, tour à tour émouvantes, poétiques, surprenantes, éprouvantes, parfois tétanisantes, quelquefois irritantes. Mais, par ses choix visuels et narratifs, par sa tenue dramatique, par ses partis pris étonnants, par ses excès assumés, elle se hisse au rang de création artistique majeure au sens le plus noble du terme, et la prestation de Thuso Mbedu, toute en finesse et en émotion maîtrisée, y concourt pour une large part.  
   
Bernard Sellier